LONGTEMPS, les ARN ont été considérés comme des molécules indispensables, mais « pas très intéressantes »... Les ARN n’étaient que de « simples intermédiaires » entre la reine des molécules, l’ADN, et les composants cellulaires essentiels, les protéines. Et puis, à la fin des années 1990, une expérience de Fire et Mello a tout changé : les deux Américains ont démontré que, à l’état de double brin, l’ARN a la capacité d’inhiber l’expression de gènes et de contrôler ainsi de nombreux processus cellulaires essentiels au bon fonctionnement de l’organisme.
Fire et Mello n’auraient peut-être jamais reçu le prix Nobel de médecine s’ils n’avaient pas eu vent d’un résultat étrange par des collègues de l’université de Cornell (Ithaca, New York) en 1995 : Guo et Kemphues étudiaient alors la fonction d’un gène impliqué dans le développement du ver Caenorhabditis elegans, le gène par-1. Pour tenter d’éteindre l’expression de ce gène, les chercheurs ont eu l’idée d’utiliser un ARN simple brin dont la séquence était complémentaire à l’ARN messager du gène ciblé (ARN « antisens »). Leur hypothèse de travail était que l’ARN antisens allait s’apparier avec l’ARN messager, empêchant ainsi sa traduction en protéine. Le résultat de l’expérience semblait concluant : comme attendu, l’injection des molécules antisens a conduit à l’obtention d’embryons anormaux. Cependant, au grand désarroi des deux scientifiques, l’injection d’ARN de séquence sens, incapable de s’apparier à l’ARN messager, aboutissait au même résultat.
Mécanisme de l’interférence ARN. 1 : les ARN double brin de grande taille sont fragmentés en ARNsi par la protéine Dicer. 2 : le complexe Risc se fixe à l’ARNsi et 3 : dégrade un de ses deux brins. 4 : le brin restant guide le complexe Risc vers un ARNm de séquence complémentaire. 5 : l’ARNm est dégradé à son tour.
ARN double brin. Trois ans plus tard, Fire, Mello et coll. tentèrent à nouveau l’expérience, cette fois-ci pour étudier le gène unc-22, un gène dont le produit participe au fonctionnement des muscles de C.elegans. Ils testèrent l’effet de trois solutions d’ARN : une solution purifiée d’ARN de séquence identique à celle de l’ARN messager de unc-22, une solution purifiée d’ARN complémentaire et, enfin, une solution d’ARN double brin (un mélange des deux premières solutions). Contre toute attente, l’injection des deux premières solutions ne produisit aucune modification importante de la fonction musculaire des nématodes. En revanche, l’injection de la solution d’ARN double brin entraîna le phénotype attendu, c’est-à-dire une dysfonction musculaire associée à de violentes convulsions. Fire et Mello conclurent que les molécules d’ARN double brins, et seules les doubles brin, pouvaient conduire à l’inhibition de l’expression génétique. Selon eux, le résultat troublant obtenu par Guo et Kemphues devait s’expliquer par une contamination des solutions d’ARN qu’ils avaient utilisées, par des molécules double brin.
Restait encore à comprendre comment un ARN double brin pouvait éteindre l’expression d’un gène. Les résultats de l’expérience princeps de Fire et Mello indiquaient seulement que le mécanisme mis en jeu devait être un processus catalytique, car une quantité infime d’ARN suffisait à inhiber la synthèse de la protéine cible.
Dissection de la machinerie moléculaire. Les efforts conjugués de nombreuses équipes de recherche ont rapidement permis de disséquer la machinerie moléculaire impliquée dans ce phénomène baptisé « interférence ARN » : lorsque des molécules d’ARN double brin sont formées ou injectées dans une cellule, elles sont tout d’abord découpées en fragments d’environ 25 paires de bases par une enzyme nommée Dicer. Ces petites molécules d’ARN double brin, les ARNsi (pour « Small Interferent »), interagissent ensuite avec un complexe protéique nommé Risc. Le brin « sens » de l’ARNsi est alors dégradé. Le brin « antisens » restant va guider le complexe Risc jusqu’à un ARN messager de séquence complémentaire qui sera alors lui-même dégradé par le complexe protéique. Un ARN messager de séquence complémentaire à un ARNsi ne sera donc jamais traduit en protéine.
Ce processus de régulation de l’expression génétique est longtemps passé inaperçu, mais son rôle est pourtant loin d’être anecdotique : l’interférence ARN intervient notamment dans la lutte contre l’envahissement du génome par les éléments transposables ou les infection par des virus à ARN double brin. Ce phénomène aurait en outre un rôle important dans la régulation de l’expression génétique lors du développement.
> E. B.
L’énigme du pétunia
C’est à la fin des années 1980 qu’un groupe de biologistes de l’université d’Arizona observa pour la première fois, alors sans le savoir, le phénomène de l’interférence ARN : Richard Jorgensen et coll. travaillaient sur les mécanismes moléculaires de la coloration des fleurs de pétunia. Souhaitant obtenir des fleurs de couleur plus intense, les chercheurs avaient eu l’idée d’introduire des copies supplémentaires du gènes responsable de la pigmentation mauve des pétales dans le génome des plantes. Mais, curieusement, cette manipulation génétique a donné des plantes dont les fleurs étaient blanches ou mauves tachetées de blanc, comme si les gènes ajoutés étaient muets et bloquaient l’expression des gènes de la pigmentation naturellement présents dans le génome du pétunia. Ce phénomène étrange resta sans explication pendant presque une décennie, jusqu’à la découverte de Fire et Mello.
Grâce aux travaux des deux nobélisés on peut désormais décrire ce qu’il se passait dans ces plantes transgéniques : dans un gène « normal », un seul brin de l’ADN est transcrit en ARN messager. Mais, dans les transgènes introduits par Jorgensen dans le génome du pétunia, les deux brins pouvaient être transcrits, ce qui conduisait à la formation de molécules d’ARN double brin. Ces molécules étaient dégradées ensuite en ARNsi, capables d’inhiber l’expression du gène responsable de la pigmentation des fleurs. Ainsi, au lieu de renforcer la pigmentation des pétales, les transgènes la supprimaient.
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